Dix pour cent des Israéliens sont atteints du syndrome de stress post-traumatique

dans Entre les Lignes/Rapport mensuel

„Nous sommes un peuple de survivants – agités, rudes, cyniques et hypersensibles“

Israël fait réguIièrement la une des media. D’innombrables livres, articles, reportages et commentaires ont déjà été consacrés à ce petit Etat du Proche-Orient. Mais qui sont les Israéliens ? Comment vivent les habitants d’un pays exposé à une pression et à une menace constantes ? Les chiffres sont éloquents : près de 10 % de la population souffrent de troubles de stress post-traumatique, soit trois fois plus qu’aux Etats-Unis ou dans d’autres pays occidentaux. Que signifient ces chiffres pour la nation ? Nous avons interrogé le professeur Mooli Lahad, l’un des plus célèbres psychothérapeutes du pays, spécialiste du syndrome de stress post-traumatique et expert internationalement reconnu. Il nous a permis de plonger dans la psyché de ce pays à nul autre pareil.

 L’interview a été conduite par Katharina Höftmann

ENTRE LES LIGNES (ELL) :Israël a été fondé en grande partie par des rescapés de la shoah. Depuis sa création, le pays est en guerre. Le peuple israélien a dû affronter d’innombrables conflits militaires et attentats et, depuis des années, plusieurs villes sont régulièrement arrosées par un déluge de roquettes. Le syndrome de stress post-traumatique fait-il désormais partie de l’identité israélienne ?

Prof. Lahad :  Les troubles de stress post-traumatique font certainement partie de la souffrance que nous portons en nous. Mais si grande que soit cette souffrance, elle s’accompagne d’une résilience qui ne lui cède en rien. La situation influence de nombreux aspects de notre société. C’est ainsi que les Israéliens ont coutume d’examiner les situations en „mode de survie“. Par ailleurs, nous sommes aux petits soins pour nos enfants, nous réagissons à tout, sommes constamment aux aguets et facilement irritables. Parallèlement toutefois, mes études montrent que notre société est extrêmement stable et résistante. Bien entendu, ces considérations ne s’appliquent pas à chaque individu, mais elles valent pour l’ensemble de la population.

ELL :  Vous signalez que depuis la création de l’Etat d’Israël ses habitants sont exposés à des situations traumatiques. Comment y font-ils face ?

Prof. Lahad :  80 pour cent des personnes exposées à ces situations dangereuses y réagissent d’une manière ou d’une autre. Sur ces 80 pour cent, les huit dixièmes se remettent sans aide extérieure. Les personnes avec lesquelles je travaille et dont je connais le mieux les comportements font évidemment partie des 20 % restants. Il n’en reste pas moins que la majeure partie des Israéliens a la capacité de se remettre et de reprendre le cours normal de sa vie. Ceci est également dû au fait que lorsqu’il y a danger le pays tout entier se mobilise en termes de soutien et d’assistance. En situation de crise, Israël fait montre d’une générosité qui n’a pas forcément cours autrement.

Se souvenir tout en continuant à vivre

ELL : Lors du dernier attentat à Tel-Aviv, le 21 novembre 2012, des jardiniers de la ville sont arrivés peu de temps après l’explosion et ont replanté le gazon sur lequel les cendres étaient tombées. Est-ce la philosophie du pays que de reprendre très vite le cours normal des choses et de ne pas rester figé sous le choc

Prof. Lahad : Oui. On a pu également constater que les dommages provoqués par les chutes de roquettes de ces derniers mois, dans le sud du pays, ont été rapidement réparés. Ceci envoie un message interne qui témoigne que notre vie est entre nos mains et que nous devons continuer à aller de l’avant.  En fait, cette attitude contredit le caractère profond du peuple juif. Nous Juifs sommes profondément attachés à nos souvenirs et à notre histoire et il est très intéressant qu’un peuple tellement orienté sur sa mémoire fasse tout pour retrouver le plus vite possible le chemin de la normalité. Nous sommes en présence d’une combinaison unique : garder présent en mémoire le souvenir de ceux que nous avons perdus et simultanément nous tourner résolument vers le présent et l’avenir.

ELL : Continuer à vivre normalement comme thérapie ?

Prof. Lahad : Nous vivons dans des conditions très particulières, subissant constamment des guerres et affrontant la remise en question perpétuelle de notre existence. C’est notre manière à nous de faire face et de nous conforter dans l’idée que „ça va“. En fin de compte, nous n’avons jamais pu construire tranquillement notre pays. Après chaque revers, nous avons dû rapidement trouver un moyen de nous reconstituer. Nous devons sans cesse improviser, rester créatifs et flexibles.

ELL :  Quel est le revers de cette attitude ?

Prof. Lahad :  Nous sommes rudes, agités, cyniques, agressifs et simultanément hypersensibles. Aucune personne extérieure au pays ne peut comprendre cette combinaison et, inversement, il nous est difficile de comprendre ceux qui ne réagissent pas comme nous ou qui critiquent notre attitude.

En Israël, le syndrome de stress n’est jamais POST-traumatique – il se passe toujours quelque chose

ELL : Eu égard au fait que les Israéliens vivent dans une situation tellement spéciale, quels sont les défis particuliers à relever lors du traitement du syndrome de stress post-traumatique (SSPT) par rapport aux autres pays dans lesquels vous avez travaillé ?

Prof. Lahad :  Le plus grand défi est que la désignation POST-traumatique ne s’applique pas à Israël. En effet, la situation normale devrait être la suivante : quand je traite une personne, son trauma devrait faire partie de son passé. En Israël nous n’en arrivons jamais au point où nous pouvons dire : maintenant, nous avons affaire à un syndrome de stress POST-traumatique. Ici, les événements graves se succèdent pratiquement sans interruption. Les gens n’ont pas le temps de se remettre. Dans le sud du pays notamment, nous devons appliquer des méthodes spéciales. Nous précisons aux habitants qu’il est possible que les symptômes se manifestent à nouveau, mais que la seconde fois ils seront probablement plus faciles à soigner. Les choses sont encore compliquées par le fait que, dans n’importe quelle autre partie du monde, le thérapeute n’est en principe pas exposé aux mêmes dangers que son patient. Dans le sud d’Israël, le patient peut se trouver dans le cabinet du thérapeute quand soudain l’alarme retentit et que tous deux doivent gagner précipitamment l’abri le plus proche. Où trouve-t-on la force de traiter quelqu’un quand on est soi-même exposé au même traumatisme ?

ELL :  Quelle réponse votre centre trouve-t-il à ces défis

Prof. Lahad : Nous pensons que le traitement doit être abordé dans un cadre plus large et ne pas se limiter au patient comme c’est, par exemple, le cas aux Etats-Unis. Pour cette raison, nous avons mis en place des centres dits de résilience dans lesquels nous ne traitons pas seulement les victimes mais toute la famille, ce qui est d’autant plus nécessaire que nous avons observé des symptômes chez certains enfants dont les parents sont atteints du SSPT.

ELL :  A Sderot, dans le sud d’Israël, plus de 44 pour cent des enfants et adolescents présentent des signes de syndrome de stress post-traumatique. Est-il plus difficile de soigner des enfants ?

Prof. Lahad : Ce sont les cas les plus compliqués car nous devons non seulement traiter les enfants mais aussi leurs parents qui ont l’impression d’avoir failli car ils n’ont pas pu les protéger. Et, contrairement aux enfants, les parents saisissent pleinement l’ampleur du danger.

Les rescapés de la shoah ont tout perdu mais ils ont trouvé la force de continuer à vivre

ELL :  Vous soignez depuis des années des rescapés de la shoah. Quelle expérience en avez-vous tirée ?

Prof. Lahad : Les rescapés de la shoah sont des cas particulièrement lourds, car ils ont dû affronter de multiples pertes : ils ont perdu leurs proches, leurs amis, leur maison, souvent ils ont aussi dû faire le deuil de leur langue maternelle, et pourtant, malgré les indescriptibles souffrances qu’ils ont endurées, la plus grande partie d’entre eux a réussi à trouver la force de continuer à vivre. Pendant longtemps, cela n’a pas été suffisamment reconnu et honoré. Pour parler d’eux, on a utilisé les termes de victimes, de témoins, de survivants, mais nul n’a évoqué leur capacité à continuer à vivre.

Professeur Dr Mooli Lahad                                           

Le professeur Lahad (né en 1953) est un psychologue israélien et un spécialiste des traumas internationalement reconnu. Il a fondé le „Community Stress Prevention Center“ (CSPC), un centre de recherche et de traitement indépendant qui a développé des méthodes et modèles d’action en cas de catastrophes de grande ampleur. Le professeur Lahad travaille comme conseiller pour la sécurité nationale israélienne, pour l’armée israélienne et pour l’UNICEF. Par ailleurs, en tant que membre du comité de l’OTAN, il a participé à la préparation psychosociale à des situations de crise. Parallèlement à son activité en Israël, il a travaillé, entre autres, en Turquie après le tremblement de terre de 1999, aux Etats-Unis après le 11 septembre, au Sri-Lanka après le tsunami de 2004 et en Allemagne après la crise de folie meurtrière de 2009 d’un adolescent de 17 ans.

 

Le professeur Mooli Lahad est dramathérapeute et bibliothérapeute. Parallèlement au développement du modèle BASIC-PH, il est surtout connu pour ses approches thérapeutiques créatives. C’est ainsi qu’il inclut des aspects artistiques dans sa thérapie en faisant écrire sa biographie au patient sous forme de livre ou de pièce de théâtre. Le professeur Lahad a écrit plus de 30 livres et articles et a reçu, entre autres distinctions, le prix Elena Bonner de la communauté israélienne de psychologie ainsi que le prix Sapir.

ELL : Il est parfois difficile de penser que des êtres humains aient pu se reconstruire après les abominations de la shoah. Comment cela a-t-il été possible ?

Prof. Lahad : Mes études m’ont permis d’identifier six mécanismes qui jouent un rôle significatif pour surmonter le passé : la foi, l’affect, le social, l’imagination, le recours à la raison ou aspect cognitif et le travail corporel. C’est ce que j’appelle le modèle „BASIC-PH“.

ELL :  Nous avons beaucoup parlé du traitement du SSPT. Que peut-on faire pour mieux préparer les gens à des événements traumatiques ?

Prof. Lahad : Nous avons des programmes de résilience dans les écoles et les jardins d’enfants auxquels participent les communautés et des bénévoles. Nous essayons en particulier de donner aux enfants les outils pour faire face à des situations d’urgence et de crise. Nous proposons une thérapie pratiquement instantanée après des événements traumatiques. Mais c’est un peu comme avec la grippe. Nous ne pouvons pas plus arrêter les virus qui sont déjà dans l’atmosphère que nous ne pouvons empêcher les tirs de roquettes. Ce que nous pouvons faire, en revanche, c’est aider les gens à développer un bon système immunitaire.

ELL : Monsieur le professeur, un grand merci pour cet entretien.

Autres informations :

Article sur le nombre de cas de SSPT chez les enfants et adolescents de Sderot (en anglais), Haaretz, 20.11.12
http://www.haaretz.com/news/diplomacy-defense/israeli-survey-almost-half-of-sderot-preteens-show-symptoms-of-ptsd.premium-1.479113

Article sur Mooli Lahad (en anglais), Israel21c, 18.01.04
http://israel21c.org/social-action-2/treating-the-worlds-psychotrauma/

Article sur la coopération germano-israélienne avec le professeur Lahad, Fondation Forum de l’avenir germano-israélien
http://www.dizf.de/english/projects/deutsch-israelische-kooperation-in-der-krisennachsorge-nach-der-amoktat-in-winnenden.html?t=0&y=0

Site Internet du „Community Stress Prevention Center“ (en anglais)
http://www.icspc.org/

Site Internet du centre israélien pour les pathologies traumatiques (en anglais)
http://www.traumaweb.org

Note explicative du modèle BASIC-PH, Ecole de Haute-Franconie
http://www.schule-oberfranken.de/UserFiles/File/Anlage_Was_tust_du_fuer_dich.pdf

Profil du professeur Lahad à l’université de Tel-Aviv (en anglais)
http://www.socialwork.tau.ac.il/overseas/index.php/academic-staff/21-prof-mooli-lahad.html