Magazine sur la vie en Israël

„Réparation n’est pas vraiment le mot approprié“

dans Entre les Lignes/Rapport mensuel

On recense aujourd’hui en Israël 198 000 survivants de la Shoah, dont près de 90 % sont âgés de plus de 75 ans. Près d’un tiers a besoin d’une aide permanente et nombreux sont ceux qui vivent sous le seuil de pauvreté. Presque tous ont gardé des séquelles de leur terrible vécu. Les sommes très importantes versées par le gouvernement allemand au titre de réparation ne sont pas toujours redistribuées à qui de droit. L’association „Aviv LeNitzolei HaShoah“ se bat pour faire reconnaître les droits des rescapés et leur permettre une fin de vie dans la dignité. L’association est régulièrement inondée d’appels pour la journée de la Shoah, mais Aviva Silberman, sa fondatrice, souhaiterait que les gens „pensent régulièrement aux survivants et pas seulement un jour par an“.

par Katharina Höftmann

La voix qui résonne sur le Mont Herzl est retransmise dans tous les foyers israéliens. Nous sommes le mercredi 18 avril 2012, il est 20 h 15. Des soldats de Tsahal sont postés sur la tribune. „Pour accueillir le président, Shimon Peres, la garde se met en position : fixe, repos !“ Shimon Peres se dirige à pas lents vers le micro et commence à raconter comment, dans le village de son grand-père, les nazis ont enfermé tous les Juifs dans la synagogue et y ont mis le feu. Peres parle lentement, on voit à quel point il lui est difficile d’évoquer ces terribles souvenirs en public. „Aujourd’hui, nous sommes une nation forte. L’humanité doit tirer les leçons de l’holocauste et se dresser contre les menaces qui pèsent sur elle actuellement avant qu’il ne soit trop tard“ conclut-il avec fermeté.

Quelques instants plus tard, la caméra revient sur les gardes derrière lesquels on aperçoit le mémorial de „Yad Vashem“. Un jeune soldat au visage poupin s’avance et chante en yiddish „Papirosn“, une chanson sur un jeune orphelin juif qui essaie de survivre dans le ghetto en vendant des cigarettes. Puis la partie la plus émouvante de la cérémonie commence : six survivants montent sur la tribune pour allumer six flammes en hommage aux six millions de victimes.

Pendant deux minutes, les sirènes retentissent en hommage aux victimes

Yom HaZikaron, le jour du souvenir pour les victimes de guerre, et Yom HaShoa, la journée de la Shoah, sont les deux jours les plus tristes de l’année. Chaque fois qu’un survivant raconte les abominations subies durant cette terrible période pendant laquelle 6 millions de Juifs furent froidement assassinés, on frémit d’horreur, chaque fois on se demande à nouveau comment des hommes ont pu commettre des crimes aussi abominables, chaque fois on ressent un frisson d’angoisse devant autant de cruauté. Quand, à 10 heures pile, les sirènes retentissent en souvenir des victimes, le pays tout entier s’arrête. Il est surréaliste de voir les voitures immobilisées sur les autoroutes encombrées, avec leurs conducteurs debout à côté du véhicule, tête baissée. Pour un court moment, la vie se fige.

C’est également le moment où les gens, et pas seulement en Israël, se demandent comment vivent les rescapés de la Shoah et pendant combien de temps encore ils pourront informer le monde de la terrible expérience qu’ils ont vécue. Rien que l’année dernière, d’après les informations d’une fondation de Tel-Aviv pour les victimes de la Shoah, le nombre de survivants a chuté d’environ 12 000. Chaque jour, 32 d’entre eux meurent, soit plus d’un par heure, et cela rien qu’en Israël. Le pays compte encore 198 000 survivants, dont 88 % ont plus de 75 ans et environ

20 000 ont besoin de soins spéciaux. Nombre d’entre eux vivent dans une très grande pauvreté et ont gardé de graves séquelles de l’enfer qu’ils ont traversé.

„De nombreux survivants ne connaissent même pas leurs droits“

„Le problème majeur est que de nombreux survivants de la Shoah ne connaissent même pas leurs droits. Et quand ils les connaissent, ils ne savent pas comment les faire valoir“ explique ’Haim Shilo, 87 ans. Shilo, lui-même un rescapé, est né en Allemagne. Dès 1936, sa mère a voulu fuir le pays. „Mon père était un médecin réputé à Leipzig. Il ne voyait pas le danger et disait à ma mère : „Voyons, nous sommes Allemands“. Fort heureusement, elle est arrivée à le convaincre.

Depuis quatre ans, ’Haim Shilo assiste bénévolement les survivants de la Shoah habitant dans les environs de son kibboutz, dans le sud d’Israël. Pour Shilo, cette activité est une question de principe car son père déjà établissait des certificats médicaux pour les survivants, leur permettant ainsi de percevoir des réparations. En coopération avec le centre de soins de jour „Neve Eshkol“, ’Haim Shilo aide les survivants à remplir les formulaires. Dans le petit bureau qu’il s’est installé à la maison, il rencontre des gens qui traînent derrière eux un terrible passé. Rares sont ceux qui sont disposés à parler des atrocités dont ils ont été les témoins et les victimes, mais quand ils se trouvent devant cet homme sensible qui inspire immédiatement confiance, beaucoup se lâchent.

La bureaucratie est très lourde – certains décèdent pendant l’étude de leur dossier

Leur histoire personnelle est, pour Shilo, une raison de plus de lutter pour leurs droits. „Je sais pertinemment que certains survivants vivent avec le minimum vital, voire dans la pauvreté. En règle générale, ce n’est pas d’eux que je m’occupe. Dans les kibboutzim, les gens ne sont certes pas riches mais ils ne souffrent pas de la faim. Pour eux, ce qui est insupportable c’est la lourdeur et la lenteur de la bureaucratie. Il m’arrive souvent de commencer à traiter des cas et de ne pas aller jusqu’au bout car la personne décède avant qu’une décision soit prise. C’est terrible la bureaucratie, et je ne parle pas seulement de la bureaucratie en Allemagne. Nous nous estimons déjà heureux quand, après plusieurs mois d’attente, nous recevons un numéro de dossier, car nous savons que les choses vont enfin bouger“.

C’est dans les années quatre-vingt-dix, alors qu’elle faisait ses études de droit, qu’Aviva Silberman, née Teplitz, la fondatrice de l’organisation „Aviv LeNitzolei HaSchoah“ (printemps pour les survivants de la Shoah), a décidé que les choses devaient effectivement bouger. Juste à côté de l’université Bar Ilan où elle étudiait se trouvait une maison de retraite avec de nombreux survivants de la Shoah. Il leur fallait quelqu’un qui connaisse l’allemand et puisse les aider à remplir les formulaires pour la Claim Conference. Elle se mit à leur disposition et quand, il y a quatre ans et demi, son mari lui suggéra de profiter de ses connaissances et de son expérience pour apporter une aide encore plus substantielle, elle décida de fonder l’organisation.

„Entre temps, nous avons formé plus de 7 000 personnes, tant des volontaires que des fonctionnaires, leur montrant comment remplir les formulaires et faire avancer les dossiers. Ensemble, nous sommes parvenus à récolter plus de 100 millions de shekels (environ 20 millions d’euros, 24 millions CHF)“. ’Haim Shilo est l’un des 50 volontaires qui aident les survivants vivant dans les kibboutzim à faire valoir leurs droits. L’organisation s’adresse par voie de presse principalement aux enfants et petits-enfants des survivants car ils sont généralement plus à l’aise avec les documents administratifs et savent mieux se servir d’un ordinateur que leurs aînés.

Certains survivants refusent toute aide financière de l’Allemagne

Pour Aviva Silberman, s’engager en faveur des survivants de la Shoah est une sorte de sacerdoce. Il est d’une importance vitale pour elle que l’aide apportée par l’organisation soit gratuite. Souvent, ses „clients“ ont peine à la croire : „Comment voulez-vous, gratuitement, obtenir plus que nos avocats qui nous ont coûté une fortune ?“ demandent-ils, incrédules, à cette jeune femme de 42 ans. „Ma plus grande récompense est que l’argent reçu vous permette de vivre mieux et d’être un peu plus heureux“ répond-elle. Il faut savoir qu’il n’est pas toujours facile de convaincre les survivants de remplir les formulaires : certains parlent „d’argent sale“ et refusent catégoriquement de percevoir la moindre aide financière d’Allemagne.

„Je les comprends un peu car on parle de ‚réparation’, mais le mot est inapproprié car ce qu’on a fait à ces gens n’est pas réparable. Toutefois, l’argent est un symbole important, même s’il ne peut effacer le passé“ nous explique Aviva Silberman. Quand les survivants surmontent leur répugnance à faire une demande et qu’ils finissent par percevoir une allocation comprise entre 1880 et 2700 shekels (entre 380 et 540 euros, entre 455 et 650 CHF) ils sont généralement très contents. Pour beaucoup, cela signifie une augmentation de près de 60 % de leurs revenus. L’une des remarques qui revient le plus souvent est : „Je vais enfin pouvoir gâter mes petits-enfants“.

Le plus gros problème est que presque tous les formulaires sont en allemand. Les collaborateurs d’“Aviv LeNitzolei HaSchoah“ reconnaissent unanimement que les autorités allemandes sont réellement disposées à verser une allocation à chacun, mais quand les personnes concernées voient le nom allemand de l’expéditeur, reçoivent des formulaires et des lettres en allemand d’une vingtaine de pages, ils sont vite découragés car la plupart ne comprend pas ce qui est écrit. Les deux formulaires traduits en anglais ne sont pas systématiquement joints aux envois.

Vous sentez-vous en sécurité en Israël aujourd’hui ?

C’est la raison pour laquelle Aviva Silberman a adressé une lettre officielle à l’ambassadeur d’Allemagne en Israël, Monsieur le Dr Andreas Michaelis, qu’elle a déjà rencontré à plusieurs reprises par le passé et qui a promis de lui apporter son concours. Elle demandait que la lettre d’accompagnement au moins soit rédigée en hébreu et proposait au gouvernement allemand d’utiliser les formulaires déjà traduits en hébreu par son organisation. Pour l’instant, elle n’a reçu aucune réponse. Tant que les choses resteront en l’état, les survivants auront besoin de l’aide de personnes comme Aviva Silberman et ’Haim Shilo.

Shilo, qui a plusieurs petits-enfants, et Aviva Silberman, qui est mère de six enfants, craignent qu’avec la disparition progressive des survivants de la Shoah un pan entier de la culture du souvenir tombe dans l’oubli. C’est pourquoi non seulement ils aident leurs clients pour les formalités mais ils les encouragent aussi à raconter leur histoire au personnel du mémorial de la Shoah, „Yad Vashem“ . Et il coule de source qu’ils ne ratent jamais la cérémonie annuelle de Yom HaShoah. „J’aimerais que les gens pensent plus qu’une fois par an aux survivants“ soupire Aviva Silberman.

Et ’Haim Shilo? Le rescapé a-t-il le sentiment d’appartenir à la „nation forte“ dont a parlé Shimon Peres ? Se sent-il en sécurité en Israël ? „Tout est relatif. Nous vivons à la lisière de la bande de Gaza. Ces dernières semaines, nous avons été bombardés presque quotidiennement. Mais nous avons tous des abris. L’administration nous a fait construire 130 abris, un pour chaque appartement. Naturellement, cela nous procure un sentiment de sécurité“.

Autres informations :

Article sur la cérémonie de Yom HaShoah (en anglais), ynet, 18.04.12
http://www.ynetnews.com/articles/0,7340,L-4217989,00.html

Article sur les statistiques relatives aux survivants de la Shoah en Israël (en anglais), JPost, 16.04.12
http://www.jpost.com/NationalNews/Article.aspx?ID=266256&R=R1

 

 

 

 

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