Magazine sur la vie en Israël

„Je veux juste rentrer chez moi“

dans Entre les Lignes/Rapport mensuel

Les quelque 60 000 immigrants africains vivant en Israël viennent principalement d’Erythrée et du Soudan. Leur périple, pour se rendre en Terre promise, est extrêmement périlleux  : des clans de Bédouins les conduisent à marche forcée à travers le Sinaï pour leur faire passer la frontière. Le voyage commencé en Egypte ne les amène pas tous en Terre Sainte et ceux qui y parviennent doivent trouver du travail pour vivre, mais en Israël ils sont tout juste tolérés et ne reçoivent ni permis de travail ni aide de l’Etat.

Par Katharina Höftmann

Un lundi matin de mai, plusieurs jeunes femmes se retrouvent rue Bezalel Jaffe, en plein centre de la Ville Blanche à Tel-Aviv. Chargées de sacs, elles pénètrent dans l’appartement du rez-de-chaussée. Les sacs sont remplis de pantalons, de robes et de chemises qu’elles ont collectés pour les immigrants africains. Devant un écran géant d’ordinateur, Yigal Shtayim surfe sur Facebook, assis devant un bureau au centre d’un studio d’artiste très encombré. Sur les rayons de la bibliothèque installée à côté du bureau on remarque le guide de Berlin, ouvrage indispensable aux Israéliens accros à cette ville, et un recueil des oeuvres de Beuys. Les tableaux accrochés un peu partout ont été peints par Yigal Shtayim qui est également un artiste.  Mais cet homme charismatique est aussi et surtout un activiste. Eu égard à sa propre histoire, il ne peut pas faire autrement déclare-t-il nonchalamment, l’oeil vissé sur l’écran. Il est le descendant de survivants de l’holocauste. Sa grand-mère avait une boutique de chapeaux sur le Kurfürstendamm à Berlin.

L’activisme d’Yigal ne porte pas sur l’antisémitisme moderne ou sur l’étude de la Shoah. Il lutte pour les droits des immigrants africains en Israël. Parallèlement aux collectes de vêtements pour les Africains, il a créé la „soupe Levinsky“ en coopération avec Orly Feldheim. Tous deux se retrouvent chaque jour dans le parc Levinsky, proche d’Hatikva, le quartier des immigrants, pour y distribuer de la soupe. Pendant l’hiver dernier, exceptionnellement pluvieux, un grand nombre d’immigrants se sont retrouvés dans une situation critique. Chez certains, les blessures (balles, brûlures, coupures) qui leur avaient été infligées par les Bédouins ou les Egyptiens lors de leur périlleux périple n’étaient pas guéries et, sans travail, ils étaient dans l’incapacité de se nourrir et de s’abriter.

Les protestations contre les Africains sont de plus en plus violentes

Hatikva (qui veut dire espoir en hébreu), l’un des quartiers pauvres de Tel-Aviv, est bien mal nommé. Situé à proximité de la gare centrale des bus, Hatikva est peuplé non seulement d’Africains mais aussi d’immigrés russes et de Juifs orientaux dont les parents ont dû fuir leur patrie après la création de l’Etat d’Israël. Ce lieu ne brille ni par son libéralisme ni par son ouverture d’esprit. Les noirs y sont généralement traités de „koushim“ – ce qui veut dire nègres – par les habitants du quartier qui, sur l’échiquier politique, se situent plutôt à droite.

Les habitants d’Hatikva et d’autres quartiers du sud de la ville protestent depuis des années avec une colère et une hargne croissantes contre l’augmentation du nombre d’Africains. Aux paroles d’apaisement des libéraux qui vivent généralement dans de meilleurs quartiers ils rétorquent que c’est eux qui doivent cohabiter avec les immigrants et affronter les problèmes qu’ils posent.

Jacob* vit également à Hatikva. Ce Soudanais de 30 ans est arrivé en Israël il y a quatre mois. Son visage porte plusieurs cicatrices. Sa lèvre supérieure est surmontée d’une fine moustache. Ses chaussures sont éculées mais sa chemise bleue à manches longues et son pantalon à carreaux, qui semblent neufs, proviennent d’une collecte. „Je viens de la région de Kordofan au nord du Soudan. J’ai acheté pour 80 dollars un billet d’avion pour l’Egypte. Là, j’ai encore payé 500 dollars à des Bédouins qui m’ont fait passer la frontière israélienne après une marche de deux jours. Nous étions 15 en tout“. Jacob raconte que de nombreux Africains sont kidnappés et maltraités par les Bédouins dans le but d’extorquer encore plus d’argent à leur famille. Il parle aussi de trafic d’organes. Et il ajoute combien il est difficile aux Africains de franchir la frontière parce que les Egyptiens tirent sur tout ce qui bouge. Personnellement, il a eu de la chance. Les Bédouins avaient graissé la patte aux soldats égyptiens pour qu’ils regardent ailleurs.

Arrivé en Israël, Jacob a passé quelques jours à la prison d’Eilat, interrogé par la police et examiné par des médecins. Ensuite, on l’a mis dans un bus en partance pour Tel-Aviv. Une fois là-bas, il a été choqué par ce qu’il a vu : „Nous autres les Soudanais, nous vivons et travaillons partout dans le monde mais nulle part les choses ne vont aussi mal pour nous qu’en Israël. Nous ne vivons pas dans la dignité, nous devons dormir dans la rue ou mendier nos repas. Nous pensions que nous pourrions travailler et gagner de l’argent, mais il n’y a pas de travail ici car il y a trop d’Africains qui cherchent du travail“.

*Prénom changé par la rédaction

Chaque mois, le pays enregistre un nouvel afflux d’environ un millier d’immigrants

Environ 60 000 immigrants africains vivent en Israël, dont quelque 40 000 en provenance d’Erythrée, 15 000 du Soudan et le reste du Congo, de l’Ethiopie ou de la Côte d’Ivoire. D’après l’„African Refugee Development Center (ARDC)“, plus de 90 % des Africains sont venus en Israël après 2007 et seuls 15 % sont des femmes. Bien qu’en dehors de l’Egypte et du Yemen Israël soit le seul pays de la région ayant signé la convention de 1951 sur la protection des réfugiés, il n’y a pas de droit d’asile réglant la situation des Africains. Jusqu’à récemment, ce n’était d’ailleurs pas nécessaire car les immigrants étaient soit des Juifs, soit des travailleurs étrangers.  Toutefois, étant donné qu’Israël est le seul pays industriel démocratique accessible aux Africains par voie terrestre, un flot ininterrompu de quelque 1 000 immigrants arrive chaque mois dans le pays dans l’espoir d’y construire une vie meilleure. Ce chiffre est exorbitant pour un Etat de seulement 7,8 millions d’habitants dont la densité de population est l’une des plus importantes au monde. Le manque d’espaces constructibles explique d’ailleurs en partie les prix de l’immobilier, qui ont provoqué l’été dernier des manifestations monstres dans tout le pays.

Une visite au ministère de l’Intérieur à Tel-Aviv, point de passage obligé de tous les immigrants, illustre éloquemment les statistiques : ce lundi matin, des centaines d’Africains font la queue à l’extérieur du bâtiment. A l’intérieur, les couloirs sont sévèrement encombrés, des Africains assis sur le sol ou s’appuyant contre les murs remplissent des formulaires devant leur permettre de régulariser leur séjour. L’administration n’arrive plus à faire face et la population non plus. La société israélienne avec ses immigrés juifs issus de cultures extrêmement différentes, sa minorité arabe, ses ultra-orthodoxes, est déjà suffisamment complexe et riche en paradoxes et contradictions. Et voici que s’y greffent en plus les Africains. Les politiques israéliens cherchent désespérément comment se débarrasser d’eux. Ils ne peuvent pas être expulsés car Israël n’entretient pas de relations diplomatiques avec l’Erythrée et le Soudan, seulement avec le Soudan du sud, mais rares sont les immigrants en provenance de ce pays. En conséquence, de nombreux membres du gouvernement se contentent de maudire les Africains, mais ils ne proposent pas de solution.

„Les Soudanais sont un cancer dans notre chair“. Ces paroles, prononcées par la députée Miri Regev (Likoud), ne sont certainement pas de nature à calmer les esprits dans le sud de Tel-Aviv. Les Israéliens des classes sociales défavorisées prétendent que les Africains volent leurs emplois en acceptant de travailler à bas prix et que du fait qu’ils vivent à trois par chambre ils font monter le prix des loyers. Les journaux faisant état d’une croissance de la criminalité alimentent également les peurs. Au début, il s’agissait uniquement de bagarres entre les Africains eux-mêmes. Maintenant, les rapports alarmants sur les vols, les cambriolages et les viols sont légion. „Sans travail, sans argent et sans but dans la vie, nombreux sont les Africains qui se mettent à boire ou à fumer du haschich. Ici, on peut avoir de l’alcool ou de la drogue facilement et à bas prix. Ils se saoûlent, deviennent dépendants et font des choses horribles pour se procurer encore plus d’alcool ou de drogue“ explique Jacob le front soucieux.

Les immigrants sont-ils des réfugiés politiques ou économiques ?

Fin des années soixante-dix, le gouvernement israélien a offert l’asile à des Vietnamiens (entre 200 et 400) dont la plupart sont maintenant des citoyens israéliens. En 2007, plusieurs centaines de réfugiés du Darfour ont reçu la nationalité israélienne. Mais c’était il y a cinq ans. Maintenant, le nombre de réfugiés, principalement musulmans, en provenance d’Afrique est trop élevé pour permettre leur intégration dans la société israélienne. „Le phénomène de l’envahissement par les Africains est extrêmement sérieux et il menace la structure sociale d’Israël et la sécurité nationale. Si nous n’arrivons pas à résoudre ce problème, les 60 000 envahisseurs deviendront rapidement 600 000, et cela pourrait signifier la fin d’Israël en tant qu’Etat juif et démocratique“ a déclaré Benjamin Netanyahou la semaine dernière, lors d’une séance du conseil des ministres. Le gouvernement utilise systématiquement le mot „envahisseurs“ pour parler des Africains alors que les organisations d’aide parlent inlassablement de „réfugiés“.

Les esprits sont divisés sur les définitions à adopter. S’agit-il de réfugiés politiques ou économiques ? Les réfugiés économiques ne sont pas des réfugiés dans l’esprit du Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés et ne bénéficient, en règle générale, ni du droit d’asile, ni du droit d’établissement. L’année dernière, Israël n’a rendu de décision favorable que dans huit cas sur presque mille.

Entre temps, le seul espoir de Jacob est que le gouvernement lui offre un billet de retour, comme il l’a déjà fait pour un certain nombre d’autres immigrants. „Je veux seulement rentrer chez moi. Ce sera mieux pour moi de vivre au Soudan, au moins je pourrai y travailler. Je deviens fou quand je ne travaille pas“. Le jeune Africain a perdu l’espoir de trouver un job. Quand les immigrants trouvent un travail au noir, ils arrivent à gagner facilement entre 1 000 et 1 500 dollars, un salaire qui justifie pour eux toutes les difficultés qu’ils doivent affronter pour arriver en Israël. Mais d’après Jacob de nombreux Africains ignorent à quel point la situation est tendue maintenant.

„On fait venir beaucoup de travailleurs étrangers, ce qui est inutile car il y a suffisamment de chômeurs dans le pays. Mais les Israéliens ne veulent plus travailler dans l’agriculture ou dans les services gériatriques. Pourquoi n’embauche-t-on pas les Africains dans ces secteurs ?“ demande Yigal Shtayim. Actuellement, les employeurs qui font travailler les Africains illégalement ne sont pas poursuivis, mais la situation est appelée à évoluer, ce qui rendra la vie des immigrants encore plus difficile et les activités d’Yigal encore plus nombreuses.

Autres informations:

Rapport sur la violence croissante des protestations (en anglais), Haaretz, 24.05.12
http://www.haaretz.com/news/national/day-after-violent-anti-african-protest-likud-mk-calls-to-distance-infiltrators-immediately-1.432374

Rapport de fond sur les immigrants africains en Israël, Jungle World, 16.05.12
http://jungle-world.com/artikel/2012/20/45462.html

Informations sur les statistiques des immigrants (en anglais), site Internet ARDC
http://www.ardc-israel.org/en/content/refugees-israel

Page Facebook de la „soupe Levinsky“ (en hébreu et en anglais)
https://www.facebook.com/soup4lewinski

 

 

 

 

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