Magazine sur la vie en Israël

Quand les souvenirs ressurgissent – Une vie après la Shoah

dans Rapport mensuel

Par Katharina Höftmann

Quand les souvenirs ressurgissent – et ils le font régulièrement car jamais ils ne disparaissent, ils restent toujours aussi vivaces – et qu’ils ne veulent pas en parler, Regina et Zwi Steinitz chantent la vieille chanson populaire allemande ‚les pensées sont libres‘. „Vous la connaissez, n’est-ce pas ?“ demande Regina qui commence immédiatement à la chanter :

„Les pensées sont libres,
Qui peut les deviner ?
Elles passent comme ivres A tire d’ailes envolées,
Nul ne peut les attraper,  Nul chasseur les tuer,
Qui les prendrait pour cibles :
Les pensées sont libres“

 „Nous chantions cette chanson à l’époque, dans notre école juive de filles à Berlin.
Nous chantions la liberté pendant qu’ils défilaient au dehors“ raconte Regina  Steinitz le visage grave et Zwi, son mari, hoche la tête en signe d’approbation  comme pour donner encore plus de poids aux paroles de sa femme.

Deux témoins d’une terrible époque

Les Steinitz, un couple qui s’est connu en Israël mais qui partage un passé fait  de „souvenirs allemands“, sont assis dans leur appartement dans une banlieue de   Tel-Aviv et parlent sans entrave de ce qu’ils ont vécu. Ce sont de véritables témoins  de cette terrible époque. Il existe un certain nombre de livres écrits par eux et sur  eux ainsi que quelques documentaires et de nombreuses photos avec d’importants  politiciens allemands. Né à Posen en Allemagne, Zwi Steinitz qui s’appelait à  l’époque Helmut, a survécu à une incroyable odyssée entre les camps et les  marches de la mort. Régina, elle, a vécu de près, avec sa soeur jumelle, toute  l’horreur des synagogues incendiées et la lente et inexorable disparition de toute vie  juive à Berlin. Le couple est tellement habitué à raconter comment il a survécu à la  Shoah que lorsqu’on lui demande comment les choses se sont passées après la  guerre, il doit d’abord réfléchir. Le premier récit de Zwi sur la vie après l’horreur  concerne la mort, car il a failli y rester à cause d’un simple corned beef.

      Zwi Helmut Steinitz à 17 ans, après sa libération en 1945 (photo : privée)                                                                 ns,                                                      après sa libération en 1945 (photo : privée)
Zwi Helmut Steinitz à 17 ans, après sa libération en 1945 (photo : privée)

Le premier vrai repas pris par Zwi après la dernière marche de la mort de Sachsenhausen à Schwerin, ville libérée, a failli le tuer, son estomac rétréci par des années de famine ne supportant plus un apport normal de nourriture. D’ailleurs,  un certain nombre de déportés ayant survécu aux camps sont morts ensuite car ils  ont été nourris trop vite et ont reçu des aliments trop gras et trop riches. Après Schwerin, Zwi se rendit à Lubeck puis, via la Belgique, en France. Son but était la  Palestine, même si Zwi était devenu sioniste plutôt par le jeu des circonstances car il  avait grandi au sein d’une famille assimilée qui réservait son patriotisme à  l’Allemagne. „J’ai fini par penser : vu qu’Hitler fait de moi un Juif, j’irai dans le pays  des dix commandements si je survis à cet enfer“. Il est fier de raconter que pendant  son voyage il a porté l’uniforme des brigades juives et qu’après la guerre il a aidé  les Juifs à se regrouper dans le port de Marseille pour les envoyer à Haïfa. Il était  une fois un homme qui passa des hardes de déporté à l’uniforme des brigades  juives. Seule une histoire aussi infiniment triste et en même temps aussi riche  d’espoir que celle de Zwi Steinitz peut commencer ainsi.

„Mes parents m’ont appris à rester toujours humain“

„Les gens parlent toujours des souffrances que les survivants ont endurées, mais  personne n’évoque jamais nos parents. Mes parents ont dû avoir horriblement  peur, mais ils ne l’ont jamais montré“ raconte Zwi Steinitz. Quand il parle de sa  „maman“ qui aimait à chanter dans la cuisine la sérénade de Schubert, on réalise  soudain à quel point cet homme de 88 ans souffre encore aujourd’hui de la  disparition de ses parents, D’ailleurs, on ne peut qu’être touché par l’amour et le  respect avec lesquels Regina et Zwi Steinitz parlent de leurs jeunes années dans le  giron familial, non seulement de leur éducation culturelle, de la Pastorale chantée  par la famille et des oeuvres de Schiller, Goethe et Heine qui étaient lues à la maison  mais également du côté humaniste de leur éducation. „Mes parents m’ont appris a  rester toujours humain“ insiste Zwi Steinitz. Et rester humain dans les conditions  abominables dans lesquelles il s’est trouvé relève véritablement du tour de force.
C’est cette foi dans l’humanité qu’il a conservée pendant sa vie après la Shoah.

Arrivé en1946 en Israël, le citadin Zwi se retrouva dans le kibboutz Afikim dans le  nord du pays.  Il avait si longtemps lutté pour survivre que c’est à ce moment  seulement qu’il réalisa qu’il était dans un pays étranger sans ses parents  bien-aimés, sans son frère, qu’il était le seul survivant. „Personne n’a aidé les  nouveaux arrivants. J’avais perdu six années d’école et nul n’a même eu l‘idée de  nous faire faire une formation“. Zwi commença donc à travailler, d‘abord à la  cuisine, puis comme garde, puis à la cantine et enfin dans la floriculture qui devint  plus tard son domaine d’expertise. „Le travail était le seul moyen d’oublier“ ajoute  Regina qui, en compagnie de sa soeur jumelle, rejoignit son frère qui se trouvait  également dans le kibboutz Afikim. Le travail était le seul moment  où nous ne  pensions pas à ce par quoi nous étions passés, ce qui explique également pourquoi  nous étions aussi productifs“.

Regina et Zwi Steinitz avec leur fils en Israël (photo : privée)
Regina et Zwi Steinitz avec leur fils en Israël (photo : privée)

Pour la première fois depuis longtemps, les jeunes gens avaient, après le travail, du  temps pour les choses agréables de la vie. Dans le kibboutz, Zwi était le seul avec  une radio à écouter régulièrement „Kol Yeroushalaïm“, une station classique. Quand  Regina lui demanda si elle pouvait s’asseoir à côté de lui, les deux jeunes gens  constatèrent très vite qu’ils venaient du „même monde allemand“. Six mois plus  tard, ils convolaient en justes noces et en 1952 Régina se retrouva enceinte. „Mon  Zwi se languissait d’avoir une famille, il avait besoin de chaleur humaine, de  contacts physiques qu’il n’avait plus eus depuis la disparition de ses proches. Et  voilà que j’étais enceinte, que je portais son enfant, avec ses gènes. C’était  formidable“ raconte les yeux brillants cette femme qui a aujourd’hui 85 ans. Quelques années plus tard, elle donna naissance à une fille, le portrait craché de la  „maman“ de Zwi.

Des souvenirs qu’on ne peut partager avec personne

Le couple a contribué à l’édification du pays, Zwi en tant qu’exportateur de fleurs,  Regina en tant qu’infirmière. „Chaque enfant que nous avons sauvé ou mis au  monde a été pour moi une compensation pour chaque enfant juif mort pendant la  Shoah“. Pendant des décennies, ils n’ont pratiquement jamais évoqué leur passé, car  – selon Regina – ce sont des choses „dont on ne peut parler à personne si ce n’est à  un survivant. D’ailleurs, je n’aurais jamais pu épouser un homme qui n’a pas connu  la Shoah“. En revanche, leurs enfants devaient grandir sans le poids des souvenirs et  des souffrances éprouvées par Regina et Zwi quand ils pensent à ceux qui ne s’en  sont pas sortis. Vu de l’extérieur, tout semblait aller pour le mieux dans la vie des  Steinitz. Le couple se rendait même régulièrement en Allemagne en raison de  l’activité professionnelle de Zwi, mais quand Zwi atteignit ses soixante ans, il tomba   dans une profonde dépression et entama une psychothérapie. Peu de temps après,  ce fut au tour de Régina. Ils sont d’ailleurs tous les deux encore en traitement  aujourd’hui.

Regina et Zwi Steinitz en 2012 lors de la remise à Zwi de la croix fédérale pour le mérite à Tel-Aviv  (photo : Marlis et Andreas Meckel)
Regina et Zwi Steinitz en 2012 lors de la remise à Zwi de la croix fédérale pour le mérite à Tel-Aviv
(photo : Marlis et Andreas Meckel)

L’aide prodiguée par des professionnels leur permit de mieux affronter l’horreur de  leurs souvenirs. Les nombreux livres écrits par le couple ces dix dernières années  ont également eu un effet thérapeutique, et leurs incessants déplacements en  Allemagne pour informer entre autres élèves et étudiants des expériences par  lesquelles ils sont passés font aussi partie de la thérapie. „Nous pouvons être  satisfaits de ce que nous avons accompli“.  „Oui, mais parler devant des gens est le  plus important“ ajoute Zwi. A la question de savoir si cela n’est pas difficile pour  eux, parfois, ces contacts avec tous ces Allemands, nous recueillons un regard  étonné.  „Mais nous sommes aussi Allemands“. Regina et Zwi Steinitz sont deux  Allemands en Israël. Ils ont contribué à l’édification du pays, ils parlent parfaitement  l’hébreu, mais cette patrie qui leur a été enlevée, cette patrie spirituelle et les êtres  chers qui comptaient pour eux et qui ont été assassinés, cette perte  incommensurable, ils ne pourront jamais la surmonter.

Zwi Steinitz avec des élèves à  Parchim (photo : Reinhard Klawitter)
Zwi Steinitz avec des élèves à Parchim (photo : Reinhard Klawitter)

Autres informations :
Liste des livres de Zwi Steinitz, Editions Hartung-Gorre
http://www.hartunggorre.de/steinitz.htm
Biographie de Regina Steinitz sur Amazon
http://www.amazon.de/ZerstörteKindheitJugendÜberlebenBerlin/dp/3942240165
Exposé sur Zwi Steinitz chez Am’ha (Organisation pour surmonter les traumatismes)
http://amcha.de/die-tage-im-mai/

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